Au cours des deux dernières années, nous avons mené un projet de recherche portant sur la couverture de l’intelligence artificielle (IA) au Canada. Deux constatations importantes s’imposent. Tout d’abord, nous avons remarqué que la couverture journalistique de l’IA se fait depuis 2012 principalement sous un angle économique. Deuxièmement, nous avons noté que la communauté de recherchechercheurs en apprentissage automatique compose en grande partie le groupe des spécialistes cités dans les articles portant sur l’IA. Selon nos analyses, ces deux constats sont liés.
Ces conclusions proviennent d’un projet de recherche multinational et multidisciplinaire nommé Shaping AI: Controversies and Closures in Media, Policy, and Research. Dans le cadre de ce projet, quatre équipes situées au Canada, en France, en Allemagne et au Royaume-Uni examinent la construction sociale de l’IA dans leurs pays respectifs. L’équipe canadienne a porté une attention particulière sur la couverture de l’IA dans les médias traditionnels nationaux. En nous appuyant sur 14 entretiens menés auprès de journalistes auxquels s’ajoute une analyse computationnelle puisant dans plus de 7 000 articles en français et en anglais, nous avons constaté que cette couverture adopte régulièrement un discours techno-optimiste porté par les entreprises et les gouvernements. Selon la modélisation produite par le biais de nos analyses, les articles sur l’IA traitent principalement du secteur de la finance, des relations internationales, du commerce, de l’économie, du financement des projets de recherche et des applications potentielles de l’IA. En quelques mots, les médias traditionnels tendent à représenter l’IA comme une ressource exploitable pouvant révolutionner notre économie. Comme l’a suggéré un interlocuteur, les journalistes « ont tendance à présenter les technologies émergentes en termes glorieux. 90 % du temps, ces technologies sont présentées d’une manière qui est très ‘wow’. »
Plusieurs pays, parmi lesquels figure le Canada, se sont engagés dans une course mondiale où l’IA est considérée comme une ressource précieuse. Au Canada, les paliers de gouvernement fédéral et provinciaux ont mis sur pied des organisations parapubliques afin d’atteindre cet objectif. Par exemple, Scale AI et Forum IA Québec sont des organisations dont la mission était de faire la promotion et la construction d’une économie politique de l’IA dédiée au développement et au déploiement de techniques d’apprentissage automatique au sein d’entreprises locales. Dans les médias traditionnels, une telle infrastructure gouvernementale reçoit généralement bonne presse, même si les résultats tangibles de l’IA sur l’économie tardent toujours à se matérialiser.
Qui fait l’actualité ?
Pour couvrir l’IA, les journalistes s’appuient généralement sur les connaissances d’expert.e.s en apprentissage machine. Comme l’a dit un journaliste, « qui est la meilleure personne pour parler d’IA autre que celle qui la fabrique ? » Ce réflexe journalistique s’est traduit par une concentration des mêmes expert.e.s appelé.e.s à commenter la couverture de l’IA au Canada. Nos recherches ont en effet révélé qu’une poignée d’informaticiens, ainsi que les institutions et les entreprises qui les emploient, dominent l’actualité de l’IA. En comparaison, les spécialistes des sciences sociales et les voix plus critiques ont du mal à se frayer un chemin dans le discours public sur l’IA.
Lorsqu’ils sont interviewés, ces expert.e.s profitent rarement de l’occasion pour expliquer le fonctionnement technique de l’IA, l’histoire de son développement ainsi que les concepts scientifiques mobilisés dans sa conception. Les spécialistes de l’apprentissage automatique ont plutôt tendance à vulgariser l’IA pour un public profane et, ce faisant, à dramatiser l’impact que l’IA pourrait avoir sur la société. En quelques mots, ils font la promotion d’une vision particulière de l’IA et façonnent les attentes collectives à son égard.
La récente publication de la lettre ouverte appelant à une pause de six mois visant le développement des IA génératives lors de l’hiver 2023 en est un exemple probant. Dans les jours ayant suivi sa publication, le renommé expert montréalais en apprentissage profond et signataire de la lettre ouverte, Yoshua Bengio, a effectué une tournée médiatique afin de faire campagne en faveur de ce moratoire, invoquant de potentielles menaces pour la démocratie et l’ordre mondial. Mais ce faisant, le lauréat du Prix Turing 2018 a également recadré la recherche en IA à l’intérieur d’une dichotomie manichéenne : d’une part, il a présenté la mauvaise version de l’IA, celle que « personne ne peut comprendre, prédire ou contrôler de manière fiable » et la bonne version, la soi-disant « IA responsable ». Selon Bengio, cette dernière serait un outil pour lutter contre les risques envisagées de l’IA générative.
Il se peut en effet que l’IA générative constitue un risque pour la cohésion politique et sociale. Cependant, recadrer les discours public sur l’IA autour de menaces non-avérées et dystopiques conduit à négliger les dommages concrets et réels engendrés par les générations actuelles d’IA. Ce recadrement constitue aussi un effort visant à redistribuer plus de ressources vers le développement et le déploiement de « l’IA éthique ». Au final, ces interventions médiatiques visent autant à façonner les visions collectives portant sur l’avenir de l’IA qu’à promouvoir le développement d’une « IA responsable ».
Entraîner la nouvelle
C’est ce type d’analyse et le besoin de comprendre la formation du discours médiatique portant sur l’IA qui a motivé le projet de recherche Shaping AI. En avril 2023, notre équipe de recherche a lancé le rapport Entraîner l’actualité : La couverture canadienne du cycle d’engouement pour l’IA (2012-2021). Les trois objectifs spécifiques du rapport sont les suivants :
1. Examiner les pratiques et les procédures de construction journalistique de l’actualité par lesquelles les journalistes (technos) objectivent l’IA en tant que sujet de préoccupation ou en tant que question sociopolitique ;
2. Identifier les acteurs, les institutions, les organisations et les questions qui façonnent le discours sur l’IA dans les médias traditionnels afin de déterminer leur participation et leur influence dans la couverture de l’IA ; et
3. Analyser la constitution des controverses portant sur l’IA et leur clôture rhétorique dans les médias traditionnels canadiens.
À la lumière de notre projet de recherche d’une durée de deux ans, nous présentons les neuf principales conclusions et cinq principales recommandations suivantes.
Principales conclusions
- Les nouvelles technologiques font l’objet d’une couverture médiatique optimiste.
- Il n’y a pas d’écart significatif dans la couverture de l’IA entre les salles de presse anglophones et francophones.
- Au Canada, l’IA est une nouvelle économique plutôt qu’une actualité scientifique ou technologique.
- Les gadgets, les voitures autonomes ou d’autres applications sont plus dignes d’intérêt que les reportages plus complexes sur les nuances sociales ou techniques de l’IA.
- La couverture de l’IA est cyclique et suit des périodes d’engouement et de désillusion.
- Les experts en apprentissage profond dominent la couverture médiatique de l’IA.
- Il y a peu de reportage médiatique sur le financement de la recherche en IA au Canada.
- Dans les médias traditionnels, l’éthique est utilisée comme un terme fourre-tout représentant une critique de la technologie.
- Les éditeurs de presse s’appuient de plus en plus sur l’IA dans la fabrication de contenu journalistique, mais elles et ils ne discutent pas de son impact sur le journalisme.
Recommandations
- Promouvoir et investir dans le journalisme technologique.
- Éviter de traiter l’IA sur un ton prophétique.
- Faire des reportage sur la politique du financement de la recherche en IA.
- Diversifier les sources journalistiques.
- Encourager la collaboration journalistique entre les reporters, les salles de rédaction et les équipes de données.
Pour plus d’informations, téléchargez le rapport ici (ou ici, pour la version anglaise). Les annexes sont également disponibles en anglais ou en français. Consultez notre éditorial, en anglais et en français, pour un bref exposé sur l’état de la couverture de l’IA dans le pays ou regardez le lancement du rapport de recherche pour une discussion sur le rôle des médias traditionnels dans la formation du discours public sur l’IA.